Posts Tagged ‘critique’

Vice caché de Thomas Pynchon

octobre 4, 2010

Quelle herbe a fumé Thomas Pynchon ? Alors que son nom évoque des livres-Béhémoths touffus et difficiles, sursaturés d’érudition, Vice caché est un polar de 300 pages. L’histoire de Doc Sportello, fumeur de beuh invétéré, cousin californien de C.W. Shughrue, parti à la recherche du petit copain de son ex mystérieusement disparu. Son enquête va lui faire croiser la route de putes thaïes, de motards enragés, d’un saxophoniste de surf rock et d’El Drano, un redoutable dealer. Caramba ! Pynchon délaisserait ses romans-mondes pour un bouquin farté comme une série B ? Vice Caché rappelle en fait que le grand P. fait partie de cette famille d’auteurs un peu flous  : Burroughs, Vonnegut Jr., Ballard ou Volodine, monstres littéraires capables d’habiter n’importe quel genre pour mieux traquer la langue et notre réalité. Avec son puzzle d’histoires incroyablement dense, causeur, digressif et invraisemblable, VC est un chef d’oeuvre qui se lit d’abord comme un pulp et comme une archéologie du roman noir. Pynchon convoque toute la faune du LA underground (privés fauchés, femmes et putes fatales, escrocs richissimes et junkies faméliques) pour faire le deuil de l’hystérie 60’s et enterrer le rêve américain a coup de sticks et de surf dans la gueule. Nous sommes au royaume béni de l’hyperbole et de l’intertextualité et les clins d’oeil aux Grand sommeil de Chandler, aux chefs d’oeuvres de Ross McDonald ou au romans mélancoliques de Newton Thornburg sont sublimes… Pourtant, au-delà du genre, on retrouve toutes les obsessions du maître. Son regard grotesque et ultra référencé, sa paranoia, son gout pour la trashculture et les âmes en peine. Comme disait Rick Moody, Pynchon n’a jamais traité qu’un seul sujet : «la disparition progressive de la promesse américaine» et son roman chronique la fin d’une époque… Du coup, ce n’est pas seulement les effluves de marijuana qui nous font perdre le fil de l’histoire. Ici, le sens importe moins que l’artillerie de la langue et du Verbe dans un univers vrillé par la psychanalyse, la drogue, la culture hippie et les autoroutes californiennes dont on ne trouve jamais la sortie. Hommage à une décennie qui croyait encore à la liberté ou satire colossale de l’amérique contemporaine, passée « sous le contrôle du mal et de l’idiotie » ? On s’en foutrait presque tant Vice Caché est d’abord un chef-d’oeuvre romanesque : une langue folle, un dédale de situations, une galerie de personnages déments et de l’émotion brute. Pynchon tel qu’en lui-même finalement : provocant, ironique, poétique, dessinant avec une désinvolture ses arabesques perverses. On vous aura prévenu, c’est de la bonne.

ANAISTHÊSIA de Antoine Chainas

avril 7, 2010

Alors qu’une Histoire d’amour radioactive devrait arriver chez tous les bons libraires sous peu (si le votre ne l’a pas, changez-en), je me suis replongé dans le magma Chainassien. Immersion en eaux troubles, remugle dans l’oeuvre d’un écrivain « qui n’est pas de boue, mais debout » (les guillemets, c’est parce que l’expression est d’un ami)… Un week end charmant.
Donc, je viens de relire ANAISTHÊSIA et ça m’a fait penser à une expression de Dantec qui disait que le roman noir devait faire trembler notre vision du monde. Pour une fois, c’était loin d’être con et c’est précisément à quoi s’emploie Chainas depuis trois livres. Séisme de magnitude 7, ANAISTHÊSIA confirmait que Chainas est l’ovni du noir français, un
Palahniuk français. Comme dans son chef d’oeuvre Versus, il y a d’abord un flic, sauvage et incontrôlable. Un black ripou, défiguré et devenu insensible à la douleur. Entre ses problèmes de dealers, son histoire d’amour noyée dans la poudre, une affaire de meurtre compliquée et ses rendez-vous à l’hopital, le roman suit Désirée St Pierre au milieu d’une cour des miracles : tueuse sans nez obsédée par les noirs balafrés, nain acrobate, sorcières… Dit comme ça, le livre pourrait être un Barnum à base de sexe, de drogue et de religion. Ecrit par Chainas, ça devient un requiem fou qui mixe Robbe Grillet, Harry Crews et les grands obsédés textuels (Sotos ou Cooper) dans un délire hypnotique.
Chainas a placé la violence du monde comme un crâne en face de lui, fascinant, répugnant ; et il s’attache à cet objet en ne revendiquant aucune morale. A peine un questionnement esthétique. Epousant les symptômes de son héros, ANAISTHÊSIA est donc le catalogue froid, objectif et déshumanisé d’un monde en décomposition. Un roman métaphysique, empli d’une mélancolie profonde et peuplé de spectres, un roman qui hésite entre tendresse et violence, naiveté et cynisme. C’est beau… à crever.